Le mal
Le constat du mal est un sujet de scandale. Il n'est pas tant question de la douleur ou de la souffrance que l'on s'est imposée par ignorance. On en connaît
la cause, on en sait le responsable. Tout au plus serons-nous saisis de regrets. Il s'agit plutôt de ces souffrances dont on n'appréhende pas la raison, qui restent énigmatiques, sans responsable apparent. Pourquoi, par exemple, souffrir
de l'indigence d'une famille de naissance ? Pourquoi pâtir dès le jeune âge d'un corps handicapé ? Pourquoi ce manque de réussite, ici ou là ? Les comparaisons, bien sûr, accentuent le trouble quand on voit chez
d'autres de bien meilleures conditions de vie. Souvent, alors, on cherche un exutoire à l'irritation, voire à la colère, dans quelque bouc-émissaire : les parents ou grands parents accusés d'avoir mangé le raisin vert,
la société ou quelque Dieu injuste.
Les orientaux ont, à ce problème du mal, une explication à la fois simple et rationnelle. Ils invoquent une loi de cause à
effet qu'ils nomment "Karma". Nos conditions de vie sont, disent-ils, la conséquence de nos actes antérieurs. Affirmation facile à comprendre et forçément acceptable quand il s'agit de constater les effets de nos actes dans
le cours d'une vie. On devra admettre que le cancer de la gorge trouve une source dans l'usage du tabac, ou que celui de l'estomac a été provoqué par un excès de soucis. On comprendra aussi que tel comportement désobligeant
puisse entraîner une réaction de nos proches. Plus difficile semblera, à un occidental, une explication qui trouverait sa source dans une responsabilité antérieure à la vie présente. Il faudrait non seulement
croire à des vies antérieures, mais encore accepter une sanction dont la cause resterait cachée dans un lointain inaccessible. Certains affectent cependant de voir dans toute dissension, dans tout conflit pérenne une de ces raisons
antérieures que le conflit amènerait au jour.
Quoiqu'il en soit de ces recherches, l'explication karmique ne peut que satisfaire des esprits rationnels. Qui pourrait nier que des causes
engendrent des effets ? Mais encore faudrait-il qu'il y ait des causes, et par conséquent des vies antérieures. Bien malin qui peut en attester le contenu, donc l'existence. Ce ne sont pas certains récits fantaisistes, généralement
flatteurs, qui nous en convaincront. Rares sont ceux qui n'auraient pas vécu dans la peau d'un pharaon! Plus sérieusement, la croyance, et pourquoi pas la certitude de ces vies antérieures, passe par la connaissance de ce qui migrerait
de forme en forme, assurant la pérennité du sujet. Autrement dit, il faudrait pouvoir se convaincre de l'existence de l'âme, voire même de sa nature substantielle. Or, l'âme s'expérimente, et plus encore sa nature de
substance.(1) C'est ce qui intervient dans l'expérience du cogito, expérience appelée "baptème" dans la religion chrétienne. Plus simplement, il suffit de percevoir un jour, en nous, une conscience qui en sait plus sur nous
que nous-même, dans notre personnalité, pour comprendre ce qu'est l'âme, et que son existence dépasse le domaine des trois mondes dans lequel est habituellement confinée notre vie personnelle.
Quelle importance, dira-t'on, de croire ou non en cette réincarnation? Tout bonnement, cela évite de s'enfermer dans de vains sentiments d'injustice, et nous met dans la disposition d'affronter l'expérience du monde en
assumant pleinement ce que nous sommes, notre entourage, notre éducation, nos relations. Le mal disparaît alors au profit d'une prise en compte totale de la réalité. C'est un facteur de maturité. Platon nous décrit
une âme choisissant sa vie future. Il ne fut pas le plus stupide des hommes.
Mais le mal ne concerne pas seulement les conditions de vie dans lesquelles nous sommes immergés. De manière
plus intime, il désigne des périodes d'incertitude ou de doute devant un choix moral, face à de nouvelles manières de conduire sa vie. Certains parleront de tentations et d'un tentateur. Nous sommes, dans nos existences, confrontés
à des périodes successives d'obsolescence et de renouvellement de nos comportements. Ce qui nous semblait parfaitement moral nous apparaît soudain détestable. D'autres perpectives, d'autres manières d'être, d'autres
réalisations nous attirent. Nous les entrevoyons à l'occasion d'une ouverture psychologique, d'une élévation soudaine qui succèdent généralement à des moments d'insatisfaction, de lassitude ou de désespoir.
Nous envisageons en un éclair ce qui pourrait être. Mais aussitôt après, nous revenons à l'ancien, au familier, à ce qui ne demande plus d'effort. Là se trouve la tentation. Celle de refuser l'inconnu, les efforts
et les expériences nouvelles. Nos comportements passés nous paraîssent soudain surannés, et plus encore mauvais, mais le nouveau nous effraye. Qu'est donc ce mal, sinon le choix de l'ancienne voie, familière et rassurante
et conjointement le rejet de la nouvelle, trop grandement ouverte sur l'inconnu ? Ce mal est tout relatif. Il consiste en ce qui nous retient sur le chemin de l'évolution. Le partage entre le bien et le mal est dans l'hésitation à la bifurcation
des voies.
Il existe cependant un mal plus réel. Il tient, une fois encore, au problème de l'évolution, et plus spécialement à la disparité des stades de réalisation.
Qu'il y ait des différences n'est pas la pierre d'achoppement, mais seulement le fait de ne pas les accepter, et plus encore de combattre ce qui n'est pas ce que nous sommes. Le mal est donc essentiellement ce qui s'oppose à notre évolution,
et plus généralement ce qui prétend faire barrage à l'évolution de l'humanité. Les ambitions des nazis n'auraient rien eu de très critiquables dans un passé pas si lointain de l'humanité. Il s'agissait
de s'imposer physiquement, d'affirmer une puissance personnelle, par tous les moyens de l'époque. Sauf l'évolution de ces moyens et la dimension du projet, bien des comportements semblables se sont donc donnés libre cours sans susciter
de réprobation (sauf, bien sûr, du point de vue des souffrances individuelles). La raison d'une réprobation maintenant presque générale tient au fait que le respect universel de l'homme, et plus encore la nécessité
de la solidarité s'imposent progressivement à nos consciences. Le mal est donc dans l'opposition à ce progrès. Il est chez ceux qui luttent obstinément pour maintenir les comportements anciens, égoïstes et brutaux.
D'une manière plus générale, on pourrait dire du mal qu'il est le refus de la vie, de son expansion, de son affirmation.(2) Ainsi, la manière de régir les comportements
humains en termes négatifs va-t'il à contresens de ce besoin d'expansion. La loi juive, formulée essentiellement en termes d'interdictions, est ainsi totalement dépassée, de même, d'ailleurs, que l'insistance mise par
la chrétienté sur le péché. Plutôt que de dire à l'enfant, par exemple, qu'il ne faut pas mentir, il est plus sain de lui faire aimer la vérité, en le plaçant dans un contexte social bienveillant
susceptible de l'encourager à regarder les choses en face. Ceux qui se complaisent dans le négatif sentent le renfermé. Ils ne laissent pas briller leur lumière. Ce sont ceux-là qui construisent les hauts murs qu'ils disent
de protection, mais qui sont en réalité de séparation, d'isolation et conduisent à l'étiolement.
Il ne faudrait pas croire, cependant, qu'il suffirait de prendre tout
ce qui est nouveau pour se mettre dans le sens du progrès. Nous ne sommes, en réalité, jamais dispensés de juger car le nouveau peut fort bien être récessif. Imaginons, par exemple, qu'une personne se mette dans l'idée
d'indiquer aux citoyens une nouvelle manière d'appréhender le narcissisme, en en faisant une attitude fort utile, estimable, peut-être admirable alors que, jusqu'ici, l'amour de soi-même a toujours paru enfermer l'individu en lui-même.
On pourra présenter l'idée en disant que s'occuper de soi, veiller à un certain bien-être personnel est nécessaire. Certes, mais avec de telles idées on importe aussi ce qui fait l'essence du narcissisme, l'enferment
psychologique et, plus avant, le confinement métaphysique de l'homme en lui-même.
Discerner le sens de l'évolution, appréhender ce qui pourrait être un progrès
serait facile si l'homme était la mesure de toutes choses. C'est ce que croient les sceptiques. Un grand nombre d'intellectuels sont dans cette idée, souvent à la manière du bourgeois gentilhomme de Molière. L'homme crée,
et à la façon du Dieu de la Bible il dit : "c'est bien". Peut-être serait-il bon de s'interroger tout de même sur la possibilité de lois dont la gouvernance nous échapperait, sur l'éventualité d'une direction
dont nous ne serions pas les maîtres, nous qui voguons essentiellement à vue, en navigation côtière.
(1) Une substance est ce qui subsiste sous la diversité
des apparences, les apparences étant ici les personnalités successives endossées pour un enrichissement continu de l'âme, et par conséquent de ses expressions.
(2) Ce mal, que l'on pourrait appeler " métaphysique",
puisqu'il concerne le sens de la création et de l'évolution humaine, ce mal est peut-être aussi de nature relative puisqu'il contribue à l'émergence du bien. Sans les deux dernières guerres mondiales, par exemple, l'idée
d'une nécessaire solidarité des peuples serait-elle aussi avancée dans les consciences ?
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